Éloge du lauréat du prix Gilles-Corbeil 2002
Fernand Ouellette
Marie-Andrée Lamontagne
Présidente du prix Gilles-Corbeil
Cher Fernand Ouellette, chère Madame Ouellette, mesdames, messieurs, bonsoir.
Par essence, tout écrivain est un étranger. Comment, en effet, pourrait-il extirper l’œuvre, tapie, informe, sourdement agissante dans les profondeurs de son être, s’il n’éprouvait régulièrement une sensation d’hébétude devant un monde en apparence si naturel à ceux qui, comme lui, sont condamnés, par leur naissance, à se mouvoir dans les limites étroites de leur prison terrestre ?
Reprenons. Fernand Ouellette est un étranger, doublé d’un curieux qui observe, s’observe, pose des questions à la société, au lecteur, à quiconque, curieux lui aussi et saisi parfois par une semblable inadéquation au monde qu’il ne sait pas nommer, voudra s’approcher d’une œuvre inquiète, généreuse, exigeante, dont l’amplitude, tant par les thèmes que par les registres adoptés, montre bien le désir de l’auteur d’appréhender la plupart des aspects de la réalité humaine – activité artistique, gouvernement des hommes, interrogation spirituelle et, au premier chef, examen de l’étranger primordial que chacun porte en soi.
«Je suis avant tout un écrivain de l’autoportrait, écrit Fernand Ouellette dans En forme de trajet, comme certains peintres le sont en leur art, en particulier Rembrandt jadis, et Francis Bacon aujourd’hui.» À un moment où la littérature écrite à la première personne fait florès, charriant avec indifférence, dans le courant impétueux de l’air du temps, toutes sortes de débris, des moi minuscules et de fabuleux objets, des pensées marécageuses et du rien, de l’universel et du particulier, l’œuvre de Fernand Ouellette, élaborée avec constance depuis 1955, navigue dans des eaux qui, pour être solitaires, n’en sont pas moins agitées.
C’est que le moi seul est bien démuni. Fernand Ouellette l’a compris très rapidement. On pourrait dire dès la parution de son premier recueil de poèmes, Ces anges de sang, placé sous le patronage revendiqué de Pierre-Jean Jouve. Par la suite, en même temps qu’il s’abandonnait à la mesure autoréférentielle qui gouvernerait son tempérament d’écrivain et informerait la plus grande partie de son œuvre, il n’a eu de cesse de tempérer celle-ci en s’éprouvant dans le regard de l’autre. Plus exactement, dans le regard d’un autre jugé par lui supérieur et auprès duquel l’écrivain Fernand Ouellette savait pouvoir trouver matière à élévation, à approfondissement.
C’est ce dialogue réitéré avec plus grand que soi qui interdit de confondre l’œuvre de Fernand Ouellette avec la littérature autobiographique en vogue à l’heure actuelle. En choisissant ses maîtres, en recueillant avec humilité les fruits de leurs belles, et parfois rudes, leçons, l’écrivain ne pouvait ignorer qu’il s’inscrivait dans la tradition artistique de l’apprentissage, de la transmission, du maître à l’élève, de la connaissance et de ses moyens d’expression. Dans une tradition capable aussi, si on la force un peu comme il se doit, de se laisser bousculer par les ruptures et par l’innovation, pourvu que celles-ci soient faites en toute connaissance de cause.
En près de quarante ans d’activité littéraire, les interlocuteurs supérieurs de Fernand Ouellette furent suffisamment contrastés pour préserver l’œuvre des pièges de l’uniformité ou de la redite. Au contraire, ils auront eu sur elle, avec bonheur, des effets complémentaires.
Qu’on en juge un peu. C’est tantôt le poète allemand Novalis, dont la quête originelle ne pouvait que susciter des échos fraternels chez un homme comme Ouellette, aussi attentif à débusquer l’invisible derrière les apparences. C’est tantôt le compositeur Edgar Varèse, dont la biographie écrite par un Fernand Ouellette dans la trentaine et publiée une première fois en 1966 avant d’être rééditée en 1989, fait encore autorité, aujourd’hui, de l’avis des connaisseurs.
C’est Sören Kierkegaard, Blaise Cendrars, Rina Lasnier, Nadja Mandelstam, saint Bernard et tant d’autres dont Fernand Ouellette fut le lecteur et le commentateur bénévole, comme on disait en d’autres temps, c’est-à-dire, à la lettre, bien disposé à leur égard, désireux de comprendre, d’écrivain à écrivain, ce qui les anime – autre terme qu’il faut entendre ici au sens fort.
Ce sont aussi les amitiés avec le poète Robert Marteau, l’essayiste André Belleau, les échanges suivis avec le groupe d’écrivains de la revue Liberté, le travail culturel à Radio-Canada, les collaborations amicales avec des musiciens et des peintres contemporains, toutes «figures intérieures», pour reprendre le titre d’un très bel essai qui s’est assigné, entre autres tâches, celle de faire l’inventaire des dettes aimables ayant provoqué autant de dialogues entre les arts.
Plus récemment aussi, c’est Thérèse de Lisieux – pauvre sujet pour un poète, ont dû ricaner plusieurs dans les milieux gagnés par «l’intégrisme laïc», dont Fernand Ouellette déplore les méfaits, parfois, sur la pensée : dessèchement, nécrose idéologique, rétrécissement de l’esprit. Car, ses derniers livres en témoignent, même en matière de foi et de spiritualité, il s’agit encore pour l’homme d’exercer son intelligence, cette fois débarrassée de la superbe de l’intellect et capable, par là, de céder le pas aux intuitions du cœur cher à Pascal.
En récompensant l’œuvre de Fernand Ouellette, le jury du Prix Gilles-Corbeil a voulu reconnnaître ainsi, outre ses qualités propres – beauté formelle, préoccupation éthique, diversité des genres en assumant les risques inhérents -, l’importance qu’elle accorde à la filiation, à la mémoire. S’agissant de sa poésie, Fernand Ouellette a évoqué le «cercle d’augure», le «templum», écrit-il, qui en est le point de départ. Loin d’être un refuge, ce cercle apparaît au lecteur, avec le recul, comme un point d’appui ayant fait cohabiter, dans un même intensité, la lumière déposée par Andreï Roublov sur ses icônes, le bleu donné au peintre flamand Joachim Patimir ou l’irradiante humanité d’Ethy Hillsumm, renvoyée à la nuit des camps.
Les nombreuses références occidentales, et parfois orientales, qui nourrissent son œuvre pourraient faire croire au lecteur pressé que Fernand Ouellette a les yeux tournés vers un horizon esthétique que le même empressement blâmable voudrait croire daté : celui de la génération d’écrivains, d’artistes et d’intellectuels ayant amorcé leur œuvre dans les années 50 et 60, horizon qui aurait été remplacé – dépassé, disent les ignorants – par l’américanité ostentatoire de leurs successeurs. C’est là une vision réductrice et trop exclusive du terreau sur lequel poussent les écrivains, y compris ceux de la génération actuelle. Surtout, c’est faire preuve de courte vue. De la même manière que le compositeur Edgar Varèse, homme de l’Ancien Monde, a donné à New York sa pleine mesure créatrice et nouvelle, Fernand Ouellette montre qu’une œuvre ne peut s’élaborer sur Rien, sur Bruit, sur Impatience. En ces temps d’amnésie et de divertissement obligatoire, peut-être l’audace consiste-t-elle à fréquenter ces poèmes, ces essais et ces romans qui attendent si peu de leur société, tout en ayant choisi d’y participer par la réflexion, de la violence d’Octobre 70 à la détresse linguistique de l’écrivain canadien-français.
Dans son tout dernier essai paru cet automne, Le danger du divin, qui raconte l’itinéraire d’une re-conversion, Fernand Ouellette écrit ces mots qui feront grincer bien des dents relativistes : «Il serait tellement plus simple, pour la plupart des gens, en bonne rectitude religieuse, qu’il n’y ait pas une Vérité immuable, fondement de toute relation avec Dieu, perspective d’ailleurs si difficile à admettre aujourd’hui, mais des vérités qui s’adaptent à nos penchants et à nos conceptions de la vie, à notre autonomie».
Quoi ? La foi d’un homme lui mettrait sous les yeux la Vérité, et cette Vérité serait une ! Quelle idée choquante, n’est-ce pas ? intolérable ? intolérante ? Cependant, une réaction aussi vive, qui ne manquera pas de se produire, trahira surtout l’instinct prédateur en permanence à l’œuvre chez l’être humain. En effet, l’aurait-on oublié : voir la Vérité ne revient pas à la posséder. Et Fernand Ouellette est trop engagé dans la voie inconfortable du salut pour ne pas mesurer aussi toute la distance qui le sépare du divin. Fourmi, il avance donc à la suite d’autres fourmis qui s’appelèrent Mauriac, Green, Claudel, Jacques Rivière, Henri Ghéon, Joubert, Jouve, Pascal. Et il est bon de penser que ce prix littéraire important qui lui est décerné aujourd’hui, dans le brouhaha profane d’un Salon du Livre, l’est à un moment où, plus que jamais sans doute dans son existence d’écrivain, il en sait la totale vanité au regard de Dieu.