Fondation
Émile-Nelligan

Allocution du lauréat du prix Gilles-Corbeil 2011

Victor-Lévy Beaulieu

 

JE CRIE, J’ÉCRIS, JE DÉCRIS

Je ne suis pas accoutumé à me retrouver devant l’une de mes grandes feuilles de notaire, mon stylo feutre à la main, pointé vers le ciel plutôt que vers le papier. C’est que je ne trouve pas quoi dire, surtout pas pourquoi, à l’âge de 14 ans, j’ai décidé que je serais écrivain. Peut-être est-ce au fond très simple : je n’ai pas eu à choisir, puisqu’on n’écrit pas par choix, mais parce qu’on n’a pas le choix.

Rien ne me destinait à l’écriture : je suis le sixième d’une famille de treize enfants, pour laquelle la simple survie exigeait tant de labeur que toute son énergie vitale y passait. Le seul livre de mon enfance dont j’ai gardé mémoire est la première édition des Poésies d’Émile Nelligan qui trônait, solitaire, sur le piano chez mes grands-parents paternels. Pourquoi cet ouvrage était-il là et pourquoi ma grand-mère mettait-elle entre les pages ces coupures de journaux dans lesquelles il était question du poète? Parce que la mère de Nelligan, née Hudon dit Beaulieu, était apparentée à notre famille et qu’on compatissait au chagrin qu’elle avait éprouvé quand on dut interner son fils. Seule ma grand-mère avait le droit de prendre et d’ouvrir l’ouvrage de Nelligan. L’a-t-elle lu? Je suis certain que non. Et pourquoi ne l’a-t-elle pas fait? Parce que c’est en écrivant que Nelligan était devenu fou et que cette maladie-là, comme tant d’autres, pouvait être contagieuse. Même sans lire ou écrire, certains membres de notre famille ne vacillaient-ils pas sur leurs pieds et ne risquaient-ils pas de passer, furieusement, de l’autre côté du miroir?

Je commençai à lire à mon adolescence quand, laissant le petit village de Saint-Jean-de-Dieu derrière nous, nous nous retrouvâmes, ma famille et moi, à Morial Mort. Je n’ai pas besoin d’expliquer pourquoi je lus d’abord la poésie québécoise avant de découvrir Léo-Paul Desrosiers, Félix Leclerc, Yves Thériault et Jacques Ferron. J’aurais bien aimé devenir poète, je m’y suis essayé, mais en vain : comme l’a si bien dit Miron le Magnifique, il n’y a pas de poème quand celui-ci n’est pas l’objet d’une seule idée, d’une seule métaphore. Je n’étais pas de ce côté-là des choses : les poèmes que j’écrivais, alors que j’avais quatorze ans, faisaient deux cents pages! Aucune idée poétique, aucune métaphore poétique ne peut avoir deux cents pages!

Mais dans un roman, tout cela est possible. Je l’ai compris en lisant Les Misérables et Les travailleurs de la mer de Victor Hugo. Je me souviens de ce que ma mère me disait quand je déballais les gros ouvrages du bonhomme Hugo sur la table de la cuisine : « Si tu lis toutes ces folleries-là, tu vas finir tes jours à Saint-Jean-de-Dieu! » Je répondais alors à ma mère : « Lequel, Mam? Le Saint-Jean-de-Dieu qui est un asile dans le bout de l’île du Grand Morial ou l’autre, ce petit village du Bas-du-Fleuve où tu es née? »

Quand je fus atteint par la poliomyélite à l’âge de dix-neuf ans, dans la partie gauche de mon corps, celle avec laquelle j’écrivais, mes parents auraient voulu que je voie cela comme un avertissement que le ciel m’envoyait. J’y vis plutôt le signe que je devais me consacrer totalement à l’écriture. On ne savait pas en ce temps qu’elles pouvaient être, à long terme, les conséquences de cette maladie, sauf qu’elle risquait de vous clouer à un fauteuil roulant, et dépouillé de toute énergie vitale, une fois le cap de la quarantaine dépassé.

J’ai donc vécu avec cette angoisse-là tout le temps de ma jeunesse, ce qui m’a imposé ce sentiment d’urgence qu’il me fallait tout dire, et le plus rapidement possible, avant que ne s’effondre mon énergie vitale. Et j’en avais beaucoup à crier, à écrire, à décrire, bien davantage que je ne le pensais moi-même. Par ailleurs, j’ai toujours cru que pour réussir dans quoi que ce soit, il faut d’abord naître sous une bonne étoile. Je suis venu au monde le jour même de la fin de la Seconde Guerre mondiale, quand Américains et Japonais ont mis bas les armes, ce 2 septembre 1945, à 7 h 43 précisément. J’imagine le soulagement que cela a dû être pour ma mère et pour mon père d’entendre à la radio une telle nouvelle tandis que je poussais mes premiers cris. Bien sûr, nous resterions pauvres, mais l’est-on vraiment et absolument quand la paix, si improbable, redevient réalité?

Mon enfance, je l’ai traversée comme on la traverse quand on est né sous une bonne étoile, au milieu d’une nombreuse famille pour laquelle le Québec était son pays depuis 1637. Cette famille-là me donna 276 cousines et cousins. C’était dans un monde tricoté serré, du genre de celui que porte la mémoire profonde des choses. Et les gens de ma famille avaient une mémoire phénoménale et j’ai eu ce grand privilège d’en hériter. Je n’avais pas besoin d’apprendre, puisque ça se savait déjà; je n’avais pas besoin de retenir, puisque ça se détenait déjà.

Je n’ai donc pas de mérite à avoir écrit autant : c’était simplement là, au cœur de la mémoire familiale, et ça ne demandait qu’à surgir. Il en est des écrivains comme des cours d’eau : il y a des ruisseaux, des rivières, des lacs, des fleuves et des océans. Pas plus que les cours d’eau ne choisissent la nature de ce qu’ils sont, les écrivains ne choisissent la nature de leur écriture : ça s’écrit ainsi parce que ça ne peut pas s’écrire autrement.

Jacques Ferron m’a appris que nous venons tous d’un bout de rang, d’une petite rue, d’un semblant de village, d’une ville qui est parfois même une métropole, d’une province et, quand tout cela se lie et se relie, d’un pays. Toujours parce que je suis né sous une bonne étoile, j’ai vécu là où tous les Québécois ont vécu, de l’arrière-pays abandonné à lui-même au cœur d’un Grand Morial en effervescence. J’ai aussi voyagé, dans la réalité de pays que je voulais connaître, dans l’imaginaire de pays que je n’étais pas en mesure de connaître. Les oblats missionnaires de ma famille m’ont initié à l’Afrique et à la Papouasie, les sœurs missionnaires de ma famille m’ont initié à l’Amérique du Sud, les tantes et les oncles aubergistes de ma famille m’ont initié à l’Irlande, à l’Écosse et à la Bretagne, les migrants de ma famille m’ont initié à l’Ouest canadien, à la Nouvelle-Angleterre, au Colorado et à la Louisiane.

Vous comprendrez que venant d’une telle famille, je n’ai jamais compris qu’on ait pu parler du temps de mes ancêtres, du temps de ma mère et de mon père, du temps de mon enfance et de celui de mon adolescence, comme étant ceux de l’enfermement, pour ne pas dire ceux de la Grande Noirceur. S’il n’y avait pas eu dans ma famille cette curiosité par-devers l’étranger, curiosité qu’on a su me transmettre, croyez-vous que j’aurais été autant fasciné par Victor Hugo, Jack Kérouac, Herman Melville, Léon Tolstoï, James Joyce et, maintenant, Friedrich Nietzsche? À l’origine de tout pays, le cannibalisme est une nécessité, comme l’enseigne ce dieu grec que fut Dionysos. En dévorant les autres, on se les approprie, on élargit le champ de sa conscience qui, seule, est en mesure d’apporter une plus grande beauté au monde dans lequel on vit.

Cette plus grande beauté-là, c’est par le langage qu’elle s’exprime dans toute sa puissance. Réjean Ducharme nous en a fait la démonstration exemplaire. Pour ma part, je n’ai jamais cessé de croire que la langue québécoise est d’une grande richesse, qu’elle a son propre génie, sa propre sonorité et sa propre musique, et qu’il est de la responsabilité de l’écrivain de la bellement faire chanter et danser. Je n’aurais contribué par mon écriture qu’à lui ajouter quelques notes manquantes que je n’aurais aucun regret à avoir écrit les cinquante mille pages qui sont venus de ma main gauche et de mon stylo feutre bleu depuis cinquante ans.

Quand je suis né en 1945, nous étions deux millions et demi de Québécois. Aujourd’hui, nous sommes presque trois fois plus nombreux. Quand je suis né en 1945, la population mondiale était d’un peu plus de deux milliards d’individus. Aujourd’hui, la race humaine est de sept milliards de femmes, d’hommes et d’enfants. Nous savons moins que jamais de quoi sera fait l’avenir et s’il y aura même un avenir. Si je ne cesse pas d’écrire, c’est que je ne crois pas à l’éternité de l’enfer, pas davantage pour le monde en général que pour le Québec en particulier. La vie a plus d’un tour dans son sac, sa volonté de puissance va bien au-delà de tout ce que, comme individu et comme écrivain, je pourrais bien imaginer. À l’âge de quatorze ans, j’ai dit oui à la vie, celle du monde en général et celle du Québec en particulier. Pour changer les choses, pour leur redonner leur beauté manquante, il faut d’abord savoir dire oui à cette vie dont les racines pleines de sève ne demandent qu’à devenir l’arbre sacré de ce très grand poète que fut Paul-Marie Lapointe – cet arbre sacré qui porte ces pommes d’or qu’au Québec, comme partout dans le monde, on appelle liberté, égalité et fraternité.

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