Allocution de la lauréate du prix Gilles-Corbeil 2022
Nicole Brossard
Lundi, 28 novembre 2022
© Photo | Robert Etcheverry
Cher⋅ère⋅s membres du conseil d’administration, chers membres du jury, chers invité⋅e⋅s, chers ami⋅e⋅s. Merci à vous pour votre présence ici ce soir. Et un autre merci, cette fois-ci à mes éditeurs et éditrices, à mes traductrices et traducteurs, à toutes celles et ceux avec qui il m’a été donné de réaliser des projets à partager dans l’espace culturel. Chères lectrices et chers lecteurs. *
Recevoir le prix Gilles-Corbeil est un honneur majeur qui me réjouit profondément car il y a dans ce prix non seulement une reconnaissance mais aussi un paysage culturel, un temps des poètes, des gens de récit et de dialogues, des femmes de paroles et de questions qui me traversent comme une inspiration, une énergie essentielle, une intention vitale d’honorer ce qu’il y a de meilleur en nous mais aussi de dénouer tous les mensonges et violences qui ont écarté les femmes de leur sujet et de leur appartenance à l’humanité.
Chaque fois qu’il est remis le prix Gilles-Corbeil fait synthèse d’un pan d’histoire française et d’Amérique, de la langue française, de la création, d’un usage heureux des mots qu’il soit rêveur, rebelle, grave, tendre ou inquiet.
La littérature est le fruit d’une appartenance dans une appartenance qui invente son horizon. Je me déplace toujours à partir des mots de mon appartenance.
Et comme l’avait fait P.M. Lapointe en 1999 alors qu’il recevait le prix Gilles- Corbeil, j’aimerais rappeler les noms de ceux et celles qui l’ont reçu depuis sa création en 1990: Réjean Ducharme, Anne Hébert, Jacques Brault, Paul-Marie Lapointe, Fernand Ouellette, Marie-Claire Blais, Jacques Poulin, Victor-Levy Beaulieu, Michel Tremblay.
J’appartiens à une génération qui avait besoin, je dirais avant même d’écrire, d’une appartenance à une littérature en train de se faire, une génération qui désirait l’avènement d’une littérature qui serait jeune, audacieuse, transgressive, intelligente, rêveuse, urbaine et surtout qui créerait une rupture avec le Québec clérical dont la tache principale semble avoir été de nous priver du plaisir des sens et de la vie intellectuelle.
Recevoir un grand prix littéraire, c’est être avec c’est être replongé dans le temps, au milieu des visages, de chapitres d’histoire essentiels, de séquences de beauté et de lucidité dans une langue qui, même si elle a longtemps été associée à la littérature, n’en a pas moins eu des malheurs. Être avec dans ce grand tout de rêverie et de reconfiguration du sens avec des mots qui nous rappellent que nous ne sommes pas fait.es pour la douleur mais pour la conscience, le plaisir et sans doute la joie que le processus de connaissance instaure en nous.
Qu’on le veuille ou non, la figure de l’écrivain est un symbole d’humanisme. Tôt ou tard, grâce à la liberté présumée dont nous jouissons en démocratie, on s’attend à ce que l’écrivain remplisse son devoir de mémoire, d’éthique, de langue ainsi que de solidarité identitaire et universelle. On souhaite qu’il ou elle découvre de l’intérieur et du plus lointain de l’espèce, les lois qui régissent l’émotion, la beauté, le mal et donne un sens à tout cela qui éclate constamment sous nos yeux et dans nos poitrines. Écouter le flux sonore de la conscience et l’installer dans la langue avec sauts, bonds et culbutes de joie, abîme de peur et d’effroi, traduire la lenteur infinitésimale du désir scrutant l’énigme à la source même de ce désir.
Un écrivain est toujours de son temps, pensait Gertrude Stein. Comment pourrait-il en être autrement, ajoutait-elle? Pour ma part, j’ai toujours voulu être de mon temps, c’est-à-dire que très tôt je me suis assigné le devoir de compréhension du monde dans lequel je vivais. Les valeurs, mœurs, courants sociaux et littéraires qui m’ont traversée, ont-ils contribué à engendrer ma posture existentielle celle qui se cache dans le corps et ses plis de sens, dans les gestes, phrases et exercices de pensée qui rendent sombre ou enthousiaste? Et comment cette posture a-t-elle à son tour généré mon attitude, ma logique narrative envers l’écriture, la langue, la littérature, un sens de la vie.
Certains écrivains écrivent avec la matière première de leur enfance, d’autres avec leurs questions et réflexions, d’autres accusent, combattent ou s’émerveillent judicieusement. Pour ma part, j’écris pour faire acte de présence dans la langue. Pour que le vivant l’emporte. J’ai l’impression de n’écrire que pour circuler dans les mystères de l’écriture elle-même, pour honorer l’acte d’écriture que je confonds souvent, je l’avoue, avec la poésie. La poésie, cette intuition soudaine de syntaxe et de sens rompus qui permet de faire apparaitre et éclore nos autres vies que sont la rêverie, la fiction, l’imaginaire, la vie cosmique et la vie quantique qui sommeillent en nous via l’immensité virtuelle de la langue pensée, écrite et parlée.
J’écris pour comprendre. Je suis fascinée, inspirée, obsédée par les processus de passage et de transformation qui font de nous des êtres complexes, d’alternance et de mouvement constant. J’aime que nous puissions faire valoir l’invisible, les sensations passagères, les intuitions indicibles, les traductions intimes du réel collectif.
Le présent, il me faut parler du présent. J’ai toujours dit : je suis une femme du présent entendant par là que le présent me rend heureuse et lucide parce qu’il stimule la conscience subliminale des vies simultanées que nous portons. Le présent ressenti comme source de jubilation et sentiment d’intégralité. Et voici soudain qu’en quelques décennies de civilisation numérique, le présent rature les autres temps pour devenir à lui seul un gouffre d’éphémère, de consommation, une invasive méthode de médiocrité. Le vieux savoir d’humanité rêveuse qui est au cœur de nos plus beaux élans et porteur de toutes les virtualités en nous sous les noms d’écriture et de lecture, ce vieux savoir peut-il temporairement nous sauver de cet état d’apesanteur morale et philosophique qui semble nous guetter.
À chaque révolution technologique, il a fallu interroger le sens et le non-sens. A chaque nouvel amour et à chaque deuil, il nous faut individuellement relancer le sens de l’origine et celui de la disparition. Dans tous les siècles, les femmes, dociles ou pas, ont fait l’expérience du non-sens et ont été massacrées uniquement pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des femmes.
Oui, entre 1975 et 1985 la question du sens s’est posée une première fois pour moi en interrogeant la réalité (entièrement modelée sur la subjectivité masculine) et la fiction vue comme un envers, une conscience souterraine, une cognition imaginaire de la réalité. Cette question a donné lieu à : L’amèr ou le chapitre effrité, Picture Theory, La lettre aérienne, Le sens apparent.
Puis voici qu’entre 2000 et 2022, la question du sens et du non-sens est revenue cette fois-ci comme s’il fallait à nouveau choisir entre cultiver son jardin d’émotions, de croyances, de compassion, de solidarités et cultiver ses algorithmes sans humeur, l’intelligence néanmoins attentive voire même émue du last call de liberté, de justice et de démocratie. L’intelligence recyclant avec désinvolture ses propres obus de mensonges et de fake news, une intelligence soudainement aux prises avec un chaos de sens, de vide et d’horizon emmêlés.
Une partie de la littérature est invisible et qu’on le veuille ou non, elle circule encore à notre insu dans l’air du temps et une certaine manière de concevoir nos emportements car elle est le fruit d’un déplacement fidèle et pourtant novateur de l’appartenance.
Maintenant que nous avons mené à terme la création de l’individu et que nous pouvons paradoxalement parler d’un « individualisme de masse », maintenant que nous avons complété la carte du génome humain, que nous pouvons cloner des bêtes, que le coït n’est plus nécessaire à la reproduction, qu’il y a des ventres commercialisés. Maintenant que la planète est à ce point abimée, maintenant qu’il existe potentiellement un pouvoir de reconnaissance faciale illimitée et que le fameux « je est un autre » d’Arthur Rimbaud est sur le point d’être commercialisé sous forme d’avatar. Maintenant. Nous voyons de moins en moins les étoiles, nous avons oublié le noir impénétrable de la nuit. Pourtant, tout comme au temps des Atrides, le sang coule à flot. Et les femmes ont souvent le cœur, le corps et l’image d’elle-même brisée tout comme autrefois.
La question du sens est-elle une question de bonheur? Peut-être, mais on le sait notre bonheur ne sera jamais aussi simple que nous l’aimerions car la question du sens est aussi une question de nature et nous n’avons jamais su vraiment qu’elle est la nature de notre espèce, sinon qu’elle est changeante et fondée sur des récits captivants, effrayants, émouvants et contrôlant.
Cela dit, je ne sais qu’une chose c’est qu’il faut protéger les circuits du cœur et de l’intelligence qui nourrissent la tendre intuition de l’irréel en nous. Je suis une femme du présent, aussi, je dirais qu’un futur radieux dépend tout autant de notre capacité à déployer, dans une même phrase, la conscience d’une équation quantique que celle d’une anecdote où les mots enfance, liberté et horizon se retrouveraient pour former un contre-pouvoir politique constitué de la partie lumineuse et viable de nos vies.
Je vous remercie.