Éloge de la lauréate du prix Gilles-Corbeil 2005
Marie-Claire Blais
Par Michel Biron
Professeur au département de langue et littérature françaises de l’université mcgill
Au nom des cinq membres du jury du Prix Gilles-Corbeil 2005, j’ai le plaisir et l’honneur d’annoncer que le jury a choisi, à l’unanimité, de remettre le prix à MARIE-CLAIRE BLAIS.
Le prix Gilles-Corbeil, comme vous le savez, est un prix pour l’ensemble d’une œuvre. Or, il nous est apparu que, même si les récompenses n’ont pas manqué au cours de la carrière de Marie-Claire Blais, depuis le prix Médicis en 1966 jusqu’au prix David en 1982, il reste que l’ensemble de son œuvre n’a pas encore reçu toute la reconnaissance ni toute l’attention méritées. On a trop peu souligné jusqu’ici la diversité et l’ampleur de cette œuvre qui se déploie sur plus de quarante ans. Marie-Claire Blais a publié une vingtaine de romans ou de récits, une dizaine de pièces de théâtre, deux recueils de poésie, quelques scénarios de films ainsi qu’un recueil de souvenirs et de portraits. Et à cela, il faudrait encore ajouter des textes inédits, notamment des conférences au cours desquelles l’auteure développe une pensée lucide et courageuse sur la littérature ou la culture contemporaines.
Nous sommes ici en présence d’une voix remarquable qui est d’une indépendance radicale par rapport aux modes et aux courants littéraires. Après le succès de son grand roman des années 1960, Une saison dans la vie d’Emmanuel, la critique attendait que Marie-Claire Blais publie des œuvres de la même encre, un peu comme pour Gabrielle Roy après Bonheur d’occasion. Or, Marie-Claire Blais (comme Gabrielle Roy) n’a pas voulu réécrire la même œuvre ou simplement se plier aux attentes de la critique. Avec les romans suivants, elle place son lecteur devant l’étonnant déploiement des différentes voies empruntées par son écriture. Entre éthique et esthétique, on passe de la veine réaliste aux romans de l’homosexualité et plus tard aux romans de l’angoisse, de la drogue et de la violence extrême. En même temps, on va du Québec traditionnel, celui des fermes et des couvents, à la ville underground puis à la grande Amérique. Et aussi du style retenu et ironique à l’expérience du joual, puis à cette phrase proustienne qui caractérise ses livres écrits après 1980.
Toutefois, au-delà de leurs différences, tous ces romans ont en commun le fait de s’élaborer autour de personnages extrêmement singuliers, que l’auteure appelle des » anges de la solitude « . Elle les écoute au plus près, sans jamais se lasser, et encore moins les soumettre à un jugement, comme si elle puisait dans cette humanité des personnages, qui devient aussi la sienne, toute son énergie créatrice et sa passion pour l’art d’écrire. En relisant l’ensemble des textes de Marie-Claire Blais, on ne peut qu’être émerveillé par la cohérence de l’œuvre qui est traversée du début à la fin par une inépuisable compassion pour ces êtres privés d’existence, ces êtres qui ne parlent guère et dont personne ne parle. On ne peut qu’être touché aussi par la discrétion de la romancière elle-même qui s’efface doucement derrière ses propres créations. L’auteure construit une œuvre qui rejoint les mouvements souterrains de notre monde. Elle se promène de faille en faille, en cherchant la lumière sous la surface des choses, là où la noirceur des abîmes révèle pleinement ses personnages.
Mais ce qui frappe tout autant que cette humilité, c’est la hauteur artistique à laquelle s’élève l’écriture de Marie-Claire Blais. Il n’y a aucune contradiction, chez elle, entre l’exigence éthique et la valeur artistique : les deux dimensions vont de pair et se nourrissent l’une l’autre. C’est ce qu’illustre par-dessus tout cette splendide trilogie romanesque commencée en 1996 avec Soifs et qui s’achève cette année avec la publication d’Augustino et le chœur de la destruction. D’une complexité architecturale extraordinaire, cette prose qui court sur plus de 800 pages presque ininterrompues est portée par un souffle inouï. Il faut lire ce texte à voix haute pour en goûter toute la puissance lyrique et pour apprécier sa qualité proprement musicale. Les voix de quelques dizaines de personnages s’entremêlent bien qu’elles soient toutes aisément reconnaissables et savamment orchestrées pour produire cet immense chœur de la destruction, métaphore de notre monde contemporain. Il y a quelque chose de grandiose, de sublime et de presque sacré chez ces personnages de marginaux et d’artistes qui, dans leur solitude même, résument et transcendent tout à la fois la société dans laquelle ils se trouvent.
Avec cette monumentale trilogie, Marie-Claire Blais donne sa pleine mesure et montre à quel point son écriture est actuelle et vibrante de vie. Le jury tient à souligner l’audace et la force de cette vision d’auteure capable de saisir, dans le mouvement même de l’écriture, les singularités existentielles de chacun et les enjeux sociaux ou politiques propres au monde d’aujourd’hui. C’est une œuvre exigeante qui, refusant de croire que la littérature n’est que divertissement, y voit plutôt une forme de salut.