NOTES BIOGRAPHIQUES DU·DE LA LAURÉAT·E ÉLOGE DU·DE LA LAURÉAT·E JURY PRIX GILLES-CORBEIL 2005 COMMUNIQUÉ DE PRESSE
Allocution de la lauréate du prix Gilles-Corbeil 2005
Marie-Claire Blais
Lundi, 31 octobre 2005
Je peux imaginer avec quel émerveillement ému mes collègues qui ont déjà reçu ce prix prestigieux qu’est le prix Gilles-Corbeil, Madame Anne Hébert, Messieurs, Réjean Ducharme, Fernand Ouellette, Paul-Marie Lapointe, Jacques Brault, ont dû apprendre la nouvelle qu’ils étaient lauréats, avec quelle émotion inattendue, aussi, et c’est aujourd’hui pour moi un grand honneur de me retrouver parmi eux, comme parmi ceux qui recevront demain ce prix, car celui qui eut la générosité d’offrir un prix aussi somptueux aux écrivains, pensait aussi aux écrivains de l’avenir, il voyait ou contemplait tel un rêve de visionnaire, que l’écrivain, les écrivains d’aujourd’hui, de demain, fussent des êtres libres, il ouvrait pour eux la voie vers la liberté et le bonheur d’écrire, afin que pour eux, cette voie de l’écriture ne soit pas que labeurs et luttes, dans le confinement des lourdes inquiétudes matérielles, il éprouvait pour le métier de l’écrivain, un désir que le respect, la dignité, lui soient rendus, il savait que cette vie de l’écrivain est une passion dévorante, une conquête ardue et souvent amère de cette dignité sociale et humaine que l’on accorde rarement dans notre société, au travail solitaire de l’écrivain. C’était, ce visionnaire, ce que Bruno Hébert eût appelé dans son livre Le Jeu des Épaves, un ange de la littérature1 : et pour moi ce fut jadis comme un ange que m’apparut l’art de l’écriture, ou celui qui pouvait nous l’inspirer, c’était dans un livre écrit il y a longtemps Les Manuscrits de Pauline Archange où l’on voit grandir un jeune écrivain dans un milieu culturel hostile à ses aspirations, opprimé par l’Église et l’État : voici comment elle est séduite par une reproduction de Dürer que lui fait découvrir un professeur d’une exceptionnelle intelligence dans cet étouffement de toute culture, » elle avait acheté pour notre classe une reproduction de Dürer, laquelle n’avait jamais attiré mes regards, mais soudain les détails de la magnifique Melancolia revenaient à mon esprit ; je revoyais cet ange désordonné, perdu dans une géniale maussaderie, avec son gros poing replié contre la joue, les cheveux couronnés de fleurs qui ressemblaient à des épines, n’était-il pas une sorte d’esprit créateur tel que nous n’avions pas l’habitude de l’imaginer ? Quand une religieuse sans finesse disait : < le génie touche la folie >, on sentait que sous cette tranchante observation, toutes les intelligences n’avaient qu’à s’agenouiller. C’est sous le poids de telles incompréhensions que cet Esprit de Dürer me paraissait si triste, si accablé ; doué d’une vigueur supraterrestre, il était pourtant lié à la terre, comme à un passé très simple, et assis sur le sol rude, il laissait ses ailes ouvertes mais ne s’envolait pas, comme s’il eût été trop mécontent de lui-même pour quitter son corps pesant et musclé, lequel était revêtu d’une tunique dont les plis s’agitaient violemment; en lui tout était violence, méditation passionnée, mais cette violence ne s’apaisait que dans le travail, il tenait dans sa main droite l’outil de cette œuvre mystérieuse, mais les yeux au loin, ne travaillait pas encore. Les choses qui l’entouraient étaient modestes et n’évoquaient pour lui que la lutte, l’effort, de l’autre côté d’une échelle oisive, l’aube se levait sur la mer, mais l’ange ne regardait pas de ce côté, son regard trahissait des pensées intransigeantes et pratiques, et à la fin, il ressemblait plus à un ouvrier taciturne qu’à un ange, et l’endroit où il méditait ainsi, n’était pas un lieu de bonheur ni de repos, mais un humble atelier où s’éveillerait bientôt toute la ferveur de son génie immense. Mais en attendant, il boudait près de son chien, chien dont on voyait les os à travers la peau, mais douce présence pour le travailleur, car ce chien partageait les pensées inquiètes de son maître, même lorsqu’il feignait de dormir. Aux pieds de l’ange, un marteau, une scie, des clous brillaient dans l’ombre. L’évocation de cet ange vigoureux mais affligé par une lucide impuissance, (peut-être parce qu’il voyait au loin ce que moi je ressentais dans ma misère, la cupidité, l’aveuglement des hommes, un horizon voilé de sang, un avenir dont la honte habitait toutes ses pensées – oui n’était-ce donc que pour ce monde obscur, assassin de la beauté et saccageur de l’innoncence, qu’il allait bientôt se mettre à l’œuvre, lui qui ne désirait que le bonheur des hommes et leur contemplation sans haine ? -) cette évocation si profonde souffletait pourtant mon courage, enflammait ma foi en une vie supérieure qui fût complètement la mienne, sous la forme d’un aveu ou d’un livre, mais contrairement à cet ange prodigieux, si j’avais beaucoup d’énergie pour écrire, je ne possédais pas le don d’exprimer ce que j’éprouvais. Pendant ces jours d’attente, je regardais ma machine à écrire sans oser rompre le silence entre nous. Je n’aimais personne autour de moi, (même le souvenir de Séraphine ou Jacob s’effaçait chaque jour davantage,) mais la pensée de cet ange de Dürer remplissait mon cœur d’un grand amour sans objet et je restais de longues heures immobile sur ma chaise, tout en sentant en moi-même comme autour de moi, la présence d’un être aimé dans la chambre, quelqu’un que j’eusse choisi moi-même mais je ne savais qui, cette créature née de mon effervescence était bien réelle et débordait d’une exquise charité quand je lui demandais de s’asseoir à mon côté ou de poser sa tête sur mon épaule, le lien qui nous unissait était si pieux que je retenais ma respiration, mais quand mon frère Jean lançait soudain son ballon contre la porte et que l’être que j’avais tenu près de moi s’enfuyait, effrayé, je pensais avec nostalgie : Ah ! si c’était vrai « , il me semblait en même temps, que cette présence ne pouvait fuir trop loin de mon regard puisque c’était un amour, mais ce qui m’étonnait plus encore, c’est que même lorsque je rudoyais Jean ou ma mère comme je l’avais souvent fait dans mon impatience, cet amour dont je rêvais les avait peu à peu transformés pour moi et je les regardais désormais en pensant, » peut-être qu’eux aussi je les aime, après tout « .
Et cet amour sans objet serait plus tard la découverte précise de l’écriture, l’écriture, les livres, ces livres que le jeune écrivain rêvait alors d’écrire, devenus réalités, outils de travail et de connaissances, ce que le vieux critique Adrien, appelle dans le premier livre de la trilogie Soifs, dans son analyse ambiguë de Daniel, l’auteur de ces Étranges Années, un auteur américain qui pourrait bien poursuivre le rêve littéraire de Pauline Archange, mais celui-ci n’est pas un autre pauvre, mais privilégié, il partage quand même les angoisses et les espoirs de la jeune Pauline, devant le mystère et les difficultés de la création – Adrien dit que les livres de Daniel contiennent une » étrange procession de la faune humaine, de sa flore, La Nef des fous, le Jardin des délices, Daniel assemble comme Max Ernst des objets, des collages en trompe-l’œil, les abords de la Rivière Éternité, le titre serait pertinent, oui, tout cela n’a-t-il pas été écrit, dicté, sous une dangeureuse, maléfique influence, l’air entre ces lignes, était d’une irrespirable substance, sans doute était-il l’un de ces écrivains déprimés, détestable, pensait Adrien, que cela se mit à déteindre sur vous quand vous alliez jouer au tennis avec votre femme et qu’il faisait si beau, pourtant, la vie, comme l’avaient vue les peintres prophétiques, était cet énigmatique collage ou ce troublant assemblage, il y avait là le sentiment d’une vaste innocence répandue sur l’humanité sainte et héroïque plongée en enfer, mais le plus sérieux, c’était cette omission de Daniel, pensait Adrien, avec le bonheur, il avait omis ce séjour des âmes dans l’uniformité des gestes, il avait oublié de dire qu’un jour cette quotidienne promenade de Suzanne et Adrien, vers le court de tennis, les jardins à la chatoyante verdure sous le soleil, un jour cette promenade ne se reproduirait plus, si agréable qu’eût été au cours d’une vie l’habitude qu’on en avait prise. «
C’est dans la crainte que soit blessée, heurtée, violentée, cette vaste innocence de l’humanité, celle des êtres innocents, de la nature, des animaux, que travaillent des écrivains, artistes, poètes, de nos livres, que nous travaillons tous nous-mêmes, en espérant, même si c’est peut-être là une folle espérance, ou le but d’une foi insensée, que l’art rachète l’appétit de destruction qui gouverne le monde, ce monde qui n’est plus le nôtre lorsqu’il est constamment dans un état de guerre et de destruction.
Ce que nous vivons maintenant, nous n’aimerions pas que les écrivains de l’avenir en portent la responsabilité, vivant dans un monde déchiré, avec si peu d’espoirs de paix. Nous aimerions être pour eux ces » anges de la littérature » que furent quelques autres pour nous, et qu’ils connaissent ce bienfait si harmonieux de la joie d’écrire sans contraintes et l’espoir d’une humanité qui ne fut pas si outrageusement blessée chaque jour.
1 Bruno Hébert mentionnant le nom de son éditeur littéraire, Jean Bernier, comme étant » cet ange de la littérature « . Note de l’auteur