Éloge du lauréat du prix Gilles-Corbeil 2008
Jacques Poulin
Par Robert Lévesque
Journaliste, écrivain et président du jury
Jury souverain, soumis à aucune influence, aucune candidature, aucune subvention, jury insoumis, pourrait-on dire, comme une contrée ou plutôt une tribu (nous étions cinq, Christiane, Sophie, François, Jean-François et moi), nous avons décidé, à l’unanimité, de remettre le prix Gilles-Corbeil 2008, après qu’il soit allé depuis 1990 à Réjean Ducharme, Anne Hébert, Jacques Brault, Paul-Marie Lapointe, Fernand Ouellette et Marie-Claire Blais, et — je vous fais attendre… — guidé, pour ainsi dire, par la qualité de ces récipiendaires successifs qui par eux-mêmes et leurs œuvres haussent et maintiennent ce prix au rang, ne soyons pas modestes, de « Nobel québécois », nous avons décidé, donc, de le remettre au romancier Jacques Poulin.
L’écrivain si discret de Mon cheval pour un royaume, de Jimmy, du Cœur de la baleine bleue, de Faites de beaux rêves, des Grandes marées, de Volkswagen Blues, du Vieux chagrin, de La tournée d’automne, de Chat sauvage, des Yeux bleus de Mistassini et de La traduction est une histoire d’amour, et bientôt d’un douzième roman, n’est pas ici avec nous ce soir, physiquement, mais il le sera en pensée, et j’oserais dire en tendresse, lui qui, dans Le coeur de la baleine bleue, faisait définir ce noble sentiment par une vieille serveuse du restaurant Buade, Marie, qui avait la manie d’écrire des choses sur les nappes en papier et qui, un soir, avant de s’en aller à la cuisine, avait inscrit ceci à l’intention du narrateur-écrivain au cœur greffé de jeune fille : « Ça n’a pas de sexe, ça n’a pas d’âge, ça ressemble parfois à un chat, c’est le contraire du mépris, ça s’appelle la tendresse »…
La vieille Marie, si elle a existé, n’existe plus, le restaurant Buade comme la rue Buade qui résistaient sublimement au cœur du Vieux-Québec d’alors et qui sont aujourd’hui dépossédés de leur charme tranquille, de leur poésie, violés par le tourisme industriel, ils survivent cependant, réfugiés dans la mémoire des contemporains exacts de Jacques Poulin, dont je suis de si peu le cadet, (parenthèse : je revois dans ce Vieux-Québec-là des années 1963, 64, dans la vieille librairie Garneau de cette rue Buade où nous pouvions lire des heures debout dans ses allées ou grimpé dans ses mezzanines, je revois le poète Gilles Vigneault piquant un livre pour enfants… Fin de la parenthèse), mais Jacques Poulin, lui, est toujours là, revenu de ses années parisiennes, mélancolique de la vieille ville où Verlaine est mort et vivant, survivant, intact, le même, piéton de Québec, et son œuvre demeurera à jamais au cœur même de la littérature québécoise et universelle, en marginale, originale, unique.
Soyons absolument nostalgiques, lisons ce paragraphe sur la vieille Marie que Jacques Poulin écrivit à la fin des années soixante, citation qui sera mon apport à l’éparpillée célébration du 400e anniversaire de cette ville qui fut belle, odorante, aux rues féminines de formes aux yeux de Jacques : « À part le Buade, je connaissais aussi le Wong’s, qui était moins cher ; le restaurant Aux Délices, un peu plus loin ; le Granada, au pied de la côte de la Fabrique, presque toujours désert ; La Cloche d’or, rue Saint-Jean, où flottait une curieuse odeur de bois pourri ; l’ancien George’s Grill, rue Saint-Louis, laid depuis toujours ; et le snack-bar Alouette, pour les gens pressés. Mais je préférais le Buade à cause de la vieille Marie. »
Il y a dans dans son œuvre, économe et rare, et sa ville et son continent, son cœur et ses contrées, de Gaspé à San Francisco en allé à la recherche d’un frère dans Volkswagen Blues, de la rue des Remparts à la Basse-Côte-Nord du Saint-Laurent dans la librairie-minibus de La tournée d’automne, et le fleuve et ses grandes marées toujours renouvelées, et cet enfant qui, dans Jimmy, s’entraîne au pilotage pour le jour envié, espéré, où la maison sur pilotis quittera la rive pour aller à la dérive… Comme chez Julien Gracq, il y a chez Jacques Poulin le paysage avant le pays, la géographie avant la politique, les odeurs avant les causeurs, et puis et surtout les mots, les mots, ces pierres polies, patiemment, journellement, ces cailloux, ces galets, le poli d’une phrase, au contraire du lustre, le mot infiniment pesé, posé, enlevé, remis à la bonne place, sur la bonne plage, déposé sur la page, le mot, avec, venue de la besogne de l’artisan, une balistique de la précision et, en retour, un art de l’émotion retenue, c’est-à-dire, encore, comme disait la vieille Marie de la rue Buade, cette chose, ce mot qui n’a pas de sexe, ni d’âge, et qui s’appelle la tendresse…, celle que certain soir la regrettée Pauline Julien avait à l’âme…
C’est par la haute exigence de cette tendresse, ce sentiment dont l’absence, comme l’écrivait Yves Navarre dans Le cœur qui cogne, assassine, ce sentiment qui s’apparente tant à la pudeur, et à l’humilité, que Jacques Poulin n’est pas avec nous ce soir, mais seul chez lui, rue Saint-Jean, dans le quartier Saint-Jean-Baptiste où, il y a quelques jours, il a accepté de nous recevoir, Marie-Andrée Beaudet et Manon Gagnon de la Fondation Émile-Nelligan, la cinéaste Anne Kmetyko et moi, et que j’ai eu le rare bonheur de pouvoir m’entretenir avec lui, ce qui vous permettra de voir et d’entendre ce si fragile écrivain, chez lui, rarissime entrevue, sinon la seule que l’auteur de Chat sauvage aura accordé en présence d’une caméra, camera prenant ici son sens italien, voici donc une entrevue de chambre avec le lauréat 2008 du prix Gilles-Corbeil…
Merci, Jacques Poulin, et merci à vous tous de le lire.