Montréal, le lundi 25 mai 2009
Texte de François Charron
lu à l'occasion de la remise du prix Émile-Nelligan
Et si être un jeune poète finalement n’était pas autre chose que de braver le vide et ses peurs attenantes ?
Et si être moderne ne dépendait que du degré de hardiesse avec lequel nous adhérons à cette voix du « rêve »,
cette voix qui donne sur l’interrogation, la révolte, l’angoisse de notre souveraine et furieuse intelligence ?
Sous le regard de ses maîtres étrangers, Émile Nelligan ne ressent aucun scrupule à s’emparer de mots bizarres,
d’expressions inconnues, de visions cauchemardesques pour les faire entièrement siennes. Dépaysant sa langue
maternelle, il se mêle de nommer ce qu’elle n’avait pas nommé, et, surtout, ce qu’elle ne devait pas nommer.
Imprudent, il laisse s’échapper une faim d’amour et de liberté qui cherche sa voie parmi les décombres, allant
jusqu’à halluciner les cris de terreur dont les ténèbres de la mort représentent l’aboutissement horrible. Sa pensée
en folie supporte très mal les mensonges entretenus qui ont comme but de réglementer le sens de la vie.
Or c’est là où le risque déstructurant de l’expérience demeure le gage d’une étonnante puissance inventive
qu’Émile Nelligan représente le point de départ insoutenable de notre modernité. Grâce à lui, désormais, l’aveuglante
question de l’origine nous demande de rompre avec l’institution du réel, de quitter la somme de préjugés qui tue en
chacun de nous la fulgurante naissance d’une autre intériorité. Car il me semble que la poésie de Nelligan m’incite,
encore et toujours (et je ne saurais vraiment expliquer pourquoi) à ne jamais aimer que ce qui ne se laisse pas
spontanément savoir ni assagir.
Au sein d’une aventure qui se constitue hors des sagesses et des croyances d’habitude, Émile Nelligan s’accorde
le privilège de vouloir vivre entièrement la vie d’un poète. Refusant l’obéissance désignée sous le régime de l’appartenance,
il dépense follement, sans compter : il dépense passionnément les « vertus » d’une société qui ne le reconnaît plus. Le corps
panique et le passé s’exaspère. C’est à la limite de deux mondes qu’il assume du mieux qu’il peut son attitude d’émancipation,
attitude le disputant à une extrême détresse issue d’une volonté d’ascèse, de censure et d’élimination.
Aux antipodes de l’autorité, et pourtant tributaire d’une intolérance religiosité, c’est au prix de sa dévastation que Nelligan
exprime son engouement pour l’étrangeté, c’est-à-dire tout ce qui ne s’enracine pas, n’appartient pas, ne se contente pas
de ce que nous offre ce qui vient avant nous. Loin de la cacher, il vit sa tristesse, il exprime sa mélancolie, il éprouve ouvertement
la dimension tragique de son existence. Quitte à déplaire et devenir objet de répréhension aux yeux d’une santé bien-pensante,
Émile Nelligan déchaîne en lui-même la crise qui signe son adhésion à une profondeur intime jusqu’où aucun autre poète d’ici n’était
parvenu. Après avoir désenfoui le mythe d’en finir avec le manque, le voilà aux prises avec une abyssale douleur qui ne cessera de
le hanter sa vie durant.
La sortie de la matrice d’aliénation collective qu’il commence à opérer en direction d’un horizon de jouissance, une telle sortie prend
le sens d’une attente et d’une frayeur démesurées. Otage d’impressions contradictoires – voire, entre autres poèmes, « La romance
du vin » -, son acte de poésie incarne l’épreuve d’un changement qui ne saurait faire l’économie de la dérive d’un plaisir âcre et amer.
Le dénouement demeure tension perverse là où plaisir et douleur se confondent, là où la figure de la mère idéalisée qu’il « honore en
pleurant » (« Ma mère ») ne fait que cimenter ses regrets confondants à ses désirs coupables. Défiance et défaillance s’unissent à une
rapidité foudroyante en face d’un poète qui ne peut plus l’être, enfant perdu dorénavant pris en charge par « l’abîme du Rêve »
(« Le Vaisseau d’or »).
Émile Nelligan ? le premier de nos auteurs à nous montrer qu’écrire veut dire tenter de s’affranchir de ce qui est déjà pensé, cela en
sachant que nous allons mourir. Son souffle libérateur, il l’a payé de la souffrance d’une émotion incomparable qu’il s’efforcera
désespérément de renier. Je veux dire par là qu’inévitablement soumis au scandale de l’abjection – soit tout ce qui fait le « péché »
qu’abhorre l’institution des croyances -, il appartiendra à sa vérité radicale de poète d’attirer sur elle violence, hantises, délire, exclusion.
Émile Nelligan symbolise l’impétuosité d’une adolescence rebelle qui s’en prend et subit à la fois la rationalité jugeante du père et la destinée
refoulante de la mère. L’affranchissement, attention ! n’est pas de croire pouvoir éliminer les interdits, mais plutôt de les écouter, les faire
s’écrire en dehors de toute identification. Ramassant ce dont il a besoin pour s’épanouir – quitte à réunir les idées les plus déchirantes, idées
qui tournent autour de la possibilité ou non d’une transcendance divine –, le jeune romantique – il ne manque pas de témérité ! – fait de ses
poèmes une pensée sulfureuse qui blesse l’orgueil des élites, entache l’innocence de leurs idéaux sacrés.
Alors, vous m’aurez parfaitement compris si vous voyez qu’il n’a toujours été ici question que de la chair, que de l’âme de la chair qui
signifie nécessaire émancipation, insolence dans le dire même, événement inouï où l’être sort de sa tradition pour renaître à une réalité
inaccomplie ; à une voix qui n’est pas exactement celle de son temps parce qu’elle se met en relation avec tous les temps ; à une peur
à laquelle nous avons tous affaire si nous tenons à redécouvrir l’ingérable beauté de la création vivante. Alors, être un jeune poète n’est
rien de plus, mais rien de moins que la capacité de déjouer la troupe de « ceux qui savent » en restant libre de soi et des autres. Et ça, ça
ne se prépare pas avec l’aide du dehors, des acquis, des programmes, des idées reçues, des hiérarchies, non. Ça se vit plutôt de manière
inattendue, avec l’ingéniosité rieuse et terrible de celui qui ose entrer gratuitement dans ce qui s’écrit.