Éloge de la lauréate du prix Ozias-Leduc 1995
Jana Sterbak
Par Laurier Lacroix
Président du jury
Il y a 16 ans de cela, à peu près à ce moment-ci de l’année, une jeune femme de 25 ans, traverse attentivement l’installation que Betty Goodwin et Marcel Lemyre viennent de terminer dans l’appartement du 4005 rue de Mentana. Elle observe les modifications dans les pièces et les interventions des deux artistes et note que les interventions de Goodwin : « are guided by the architectural logic of the apartment and its past function. » « It is only in retrospect, continue-t-elle, that one can summarize the experience, as if apprehending the apartment from above. […] Through the nervous sensibility of her method Goodwin has created one of the most moving and humane body of works in contempory Canadian art. »
Cette artiste, sensible à l’organisation et à l’utilisation de l’espace et aux marques inscrites par le temps dans la mémoire humaine, c’est Jana Sterbak, lauréate du prix Ozias-Leduc 1995 décerné par la Fondation Émile-Nelligan.
Jana Sterbak est née en 1955 à Prague, d’où elle émigre à Montréal en 1968. La richesse historique et culturelle de cette ville d’Europe centrale demeure inscrite dans son expérience. Mais, elle sera confrontée à l’âge de l’adolescence, à l’âge de la réalisation de son identité sociale, à des changements radicaux : à de nouvelles valeurs, à une autre langue, à une autre culture, à d’autres idéologies.
On a parfois considéré qu’une partie du projet de Jana Sterbak était due à ce choc culturel. Sa volonté de se rapprocher du spectateur tout en conservant une distance critique, sa capacité de s’identifier à l’autre et d’imaginer les différences, seraient autant de façons de définir une partie de sa personnalité artistique. Les commentateurs de l’œuvre de Jana Sterbak ont d’ailleurs insisté sur la nature politique et engagé de son art, interprétation à laquelle l’artiste refuse d’être réduite.
L’art de Sterbak se laisse difficilement cantonner dans les termes courants de sculpture, d’installation, ou d’art vidéo. Elle se sert des concepts qui les sous-tendent comme d’un matériau et non comme d’une finalité. Ces formes sont soumises ou ramenées à ce qui est essentiel dans son art : un espace où nous pouvons explorer plus avant, et souvent avec un élément d’humour, les zones du désir et du rejet, les oppositions et les paradoxes, la vulnérabilité et l’absurde. Velleitas, du titre d’une de ses récentes expositions propose plusieurs termes qui peuvent caractériser sa production : désir fugace, hésitation, fantaisie, humeur ou disposition capricieuse, légèreté et inconstance de l’être.
Je ne décrirai pas ici les différents projets de Sterbak, mais l’énumération de quelques titres tels : Je veux que tu éprouves ce que je ressens… (la robe), Golem les objets comme sensations, Divan de séduction, Corona Laurea (noli me tangere), Vanitas : Robe de chair pour albinos anorexique, Sysiphe, Attitudes, Télécommande, Vies sur mesure, L’homme générique et Déclaration, indiquent bien comment une remise en question des mythes et des archétypes se confond aux formes et aux fantasmes qu’elle imagine et met en scène.
Toutes ces œuvres sont autant de métaphores de la relation qui se tissent entre l’espace et le corps, du corps en extension dans l’espace : le corps humain, le corps sexuel, le corps imaginaire, le corps social. Irena Murray a déjà souligné et célébré les rapports que Jana Sterbak entretient avec le monde littéraire, elle la définit comme une artiste-lectrice. Une lectrice qui décoderait pour nous les situations ironiques, tragiques et absurdes que nous subissons ou dans lesquelles nous acceptons d’être entraînés.
Au cours des dix dernières années, la production de Jana Sterbak a connu une reconnaissance internationale. Tant aux États-Unis qu’en Europe, ses œuvres ont été vues dans plusieurs pays, et ce, dans des institutions aussi prestigieuses que le Louisiana au Danemark, » la Caixa » et la Fondation Antoni Tapies de Barcelone, le Musée d’art moderne de Saint-Étienne, le Museum of Moden Art de New York. Partout, ses œuvres ont été appréciées, tout comme Déclaration le fut, en 1994, dans l’institution qui nous accueille ce soir, le Musée d’art contemporain de Montréal.
Chacune des œuvres de Jana Sterbak est une expérience unique pour le spectateur, expérience qui provoque des sentiments et des émotions qui ne nous quitteront plus, comme autant d’empreintes qui se fixent au plus profond de nous-mêmes. En vous remettant ce prix, nous voulons vous remercier Jana Sterbak de nous fournir une des œuvres les plus sensibles, les plus justes et les plus essentielles de l’art actuel.